2022 - RAPPORT - DÉFIS COMMERCIAUX STRATÉGIQUES : SÉCURISER LES INDUSTRIES ET LES CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT ESSENTIELLES

Faik OZTRAK (Türkiye)

16 décembre 2022

L’émergence de nouvelles puissances commerciales – en particulier la Chine – a créé des nouvelles tensions au sein du système commercial international. Parallèlement, la Russie – pays en déclin et hautement perturbateur – pose aujourd’hui des défis importants et plus immédiats. Ces tensions sont principalement dues à des désaccords relatifs aux normes, pratiques et règles qui devraient régir le système commercial. À vrai dire, les difficultés grandissantes que connaît l’ordre libéral ont commencé à altérer les paradigmes qui prévalaient autrefois sur le développement économique, la libre circulation des biens et des capitaux, ainsi que sur les conceptions relatives à la meilleure façon de gérer l’ordre commercial et financier international pour en tirer une prospérité. Des nouvelles joutes ont fait leur apparition entre ceux qui organisent les échanges internationaux et en fixent les règles en matière d’investissement, et ceux qui, au final, en profitent. Bien que des puissances montantes - comme la Chine - aient clairement tiré parti du système commercial libéral une fois qu’elles ont eu décidé d’y prendre part, leurs exigences concernant la redéfinition des règles et la mise en place de nouvelles normes de fonctionnement n’ont fait que s’accroître au fur et à mesure qu’elles ont acquis plus de poids et de puissance au sein même du système. La Russie semble, pour sa part, aspirer davantage faire voler en éclats l’ordre en place, sans pour autant proposer d’alternatives cohérentes ou crédibles.

Les craintes suscitées par ces évolutions, à échelles nationale comme internationale, servent de toile de fond à des appels de plus en plus pressants, au sein de certaines sociétés démocratiques, visant à insuffler des doses accrues de gouvernance et de considérations sécuritaires dans l’architecture mondiale des échanges, la politique commerciale et les politiques industrielles nationales. Ces appels sont motivés par une prise de conscience grandissante sur le fait que les États doivent se montrer plus proactifs sur le front économique et ce, à la fois pour préserver des démocraties en difficulté, de plus en plus contraintes de lutter contre l’avancée de l’autoritarisme tant aux niveaux international qu’intérieur, et pour assurer l’accès aux intrants dont ont besoin leurs industries et leurs consommateurs. Ces craintes résonnaient déjà sourdement avant la pandémie de Covid 19 mais la combinaison de celle-ci et de la terrible guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, ont mis au jourd’autres vulnérabilités de l’ordre commercial et du réseau complexe des chaînes d’approvisionnement mondiales – l’une de ses principales caractéristiques. 

Un ensemble de vulnérabilités dues, en partie, à la dépendance excessive à l’égard des concurrents stratégiques pour tout un ensemble de biens finis essentiels (comme les produits pharmaceutiques et les équipements de protection personnelle, les intrants fondamentaux de l’industrie manufacturière et les matières premières) a d’abord été mis en évidence par la pandémie. Les récentes perturbations des chaînes d’approvisionnement ainsi que des réseaux de transport routier et maritime ont généré des incertitudes économiques globales qui ne font que compliquer les efforts pour combler les pénuries. Les conséquences économiques peuvent être catastrophiques, et la croissance peut se trouver menacée par de nombreux facteurs dont la hausse des prix, les retards de production, l’embouteillage des ports, les pannes sur les réseaux de transport, l’incertitude des investisseurs et les variations extrêmes de la demande.

Cette situation soulève en retour nombre de questions au sujet des stratégies actuelles de délocalisation et a précipité une réévaluation des risques systémiques ainsi que la recherche des moyens les plus adaptés pour l’atténuer. De nouvelles réglementations et restrictions sont aujourd’hui nécessaires pour combler ces vulnérabilités. Des décennies de délocalisation de la production et de dépendance excessive à l’égard des concurrents stratégiques pour se procurer des biens et des intrants essentiels ont privé l’Amérique du Nord et l’Europe d’une certaine autorité économique et affaibli leur capacité à faire face à une crise mondiale comme une pandémie et, aujourd’hui, la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Des mesures correctives sont donc nécessaires, et cela conduit à porter un tout nouveau regard sur la gestion des chaînes d’approvisionnement, les relations commerciales internationales, la politique industrielle, les flux financiers mondiaux et la gestion des échanges avec les concurrents en ce qui concerne les biens et marchandises de première nécessité.

L’Europe doit désormais trouver une alternative au pétrole et au gaz russes et faire face à l’explosion du prix des marchandises qui a suivi l’attaque de l’Ukraine par la Russie. L’attitude à adopter face à la Chine requiert un ensemble plus nuancé de politiques qui, simultanément, renforcent les règles du commerce international et le rôle central des marchés dans sa structuration. Cela implique de mettre en œuvre une stratégie mêlant des éléments du libéralisme et des interventions de l’État à des degrés divers. L’équilibre n’est guère facile à trouver, et le risque engendré pour l’ouverture des marchés ne saurait être ignoré. 

L’instabilité pourrait bien continuer à secouer les chaînes d’approvisionnement mondiales tant que la pandémie de Covid-19 ne sera pas derrière nous et que la Russie continuera de mener sa guerre en Ukraine. Un éventuel retour à la normale prendra du temps car les arriérés de commandes devront être épongés et les fournisseurs devront s’adapter aux conditions fluctuantes de la demande à mesure que les clients rééquilibreront leurs achats de biens et services.  

Les États occidentaux doivent reconnaître leurs propres limites. Ils ne seront jamais en possession de toutes les informations qui sont étudiées par les acteurs du marché lorsqu’ils prennent des décisions fondamentales en matière d’approvisionnement. Cela dit, les autorités publiques peuvent donner une orientation générale au processus en adoptant des politiques homogènes dans les domaines du commerce, de l’industrie, de l’environnement, de la fiscalité, des transports et même de la stratégie, et en les mettant en œuvre en partenariat étroit avec leurs partenaires, leurs alliés et le secteur privé. Dans cet esprit, les politiques de constitution de réserves stratégiques pourraient permettre de se protéger à l’avenir contre les pénuries de produits essentiels. Des protocoles internationaux sont également requis pour maintenir un fonctionnement optimal des ports dans le contexte d’une pandémie et autres situations d’urgence au niveau mondial.

Les sociétés qui répartissent plus équitablement les gains provenant des échanges sont plus susceptibles de recueillir une adhésion supérieure du public concernant la nécessité de perpétuer des systèmes d’échanges relativement ouverts et de les protéger. Enfin, les Alliés doivent reconnaître que s’il peut être rationnel d’empêcher les concurrents stratégiques de répondre à des marchés publics concernant des infrastructures essentielles et autres projets stratégiques nationaux, coopérer avec les membres et les partenaires de l’Alliance procure généralement certains avantages stratégiques et économiques. En d’autres termes, « acheter OTAN » vaut mieux que « acheter national ».
 


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