La commission de la défense entame ses travaux 2024 par une visite aux États-Unis ayant pour thèmes de prédilection les technologies militaires de pointe et l'incertitude géostratégique

28 mars 2024

Alors que l’invasion brutale et illégale de l’Ukraine par la Russie continue de fragiliser la paix et la stabilité en Europe et au-delà, les États-Unis et les autres membres de l’Alliance mobilisent leur base industrielle de défense pour répondre à une demande en hausse tout en se heurtant à un triple dilemme : fournir à l’Ukraine un soutien militaire suffisant pour lui permettre de se défendre, reconstituer leurs stocks amenuisés et investir dans les nouveaux équipements qui permettront de relever les défis de demain. L’agression russe, le retour de la guerre au Moyen-Orient et au-delà, ainsi que l’intensification de la concurrence entre grandes puissances viennent ébranler l’ordre international. Cette nouvelle réalité se fait clairement ressentir au sein même des institutions multilatérales, et notamment à l’ONU. Alors que les Etats-Unis traversent leur plus importante plus importante remise en question depuis la fin de la Guerre froide, la présence d’un leadership mondial apparait pourtant plus nécessaire que jamais.

Une délégation de la sous-commission sur l’avenir de la sécurité et des capacités de défense (DSCFC) de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN (AP-OTAN) s’est rendue à Boston (Massachusetts), New Haven (Connecticut) et New York du 11 au 15 mars 2023. Cette visite avait pour objet d’étudier la réponse apportée par la base industrielle de défense des États-Unis face à la multiplication des défis de sécurité à l’échelle internationale, ainsi que de recueillir la perspective des Nations unies et connaître les priorités des États-Unis en matière de politique étrangère. Cette délégation était dirigée par Rebecca Patterson (Canada) et Nicola Carè (Italie), tous deux vice présidents de la sous-commission. Dix-neuf parlementaires issus de treize pays membres de l’OTAN ont ainsi participé à cette visite.

La base industrielle de défense des États-Unis et les technologies de défense émergentes

Les Alliés sont conscients que répondre aux demandes contradictoires qui pèsent sur leurs bases industrielles de défense représente un enjeu colossal. Annoncé au sommet de Vilnius de 2023, le plan d’action sur la production pour la défense constitue un signal fort de la volonté politique nécessaire pour redynamiser les bases industrielles de défense et lever les obstacles qui gênent les échanges et les investissements de défense entre Alliés. La force et la résilience des échanges et investissements entre les industries de défense sont pourtant indispensables pour maintenir la position avantageuse de l’Alliance face à des adversaires dynamiques et à la détérioration de la situation en matière de sécurité internationale.

En janvier 2024, le Département de la défense des États-Unis a publié sa toute première stratégie industrielle de défense, qui détaille la stratégie du Pentagone visant à relever les défis actuels et futurs. L’innovation dans la défense aérienne et antimissile intégrée (IAMD) représente un objectif prioritaire. La prolifération des missiles à travers le monde est un enjeu colossal, comme nous le rappellent quotidiennement les frappes aériennes russes sur des infrastructures militaires et civiles essentielles, les attaques des Houthis contre les navires commerciaux dans la mer Rouge et la multiplication des tests de missiles par la Corée du Nord.

Dans le contexte de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, plusieurs frappes aériennes ont été lancées successivement par des missiles de croisière et balistiques et des drones offensifs. Le succès de la campagne antiaérienne ukrainienne dépend de l’aide cruciale apportée par les Alliés en matière de défense antiaérienne et antimissile – du FIM-92 Stinger portable à l’épaule au système avancé longue portée MIM-104 Patriot – qui permettra à l’Ukraine de créer les différentes couches de défense dont elle a besoin pour protéger ses civils et ses forces armées. Lors d’une visite de Raytheon RTX à Andover, dans le Massachusetts, les intervenants ont insisté sur l’ampleur de la consommation des systèmes de défense avancée dans le cadre de cette guerre. Par exemple, selon eux, rien que dans les 30 premiers jours du conflit, les forces ukrainiennes ont utilisé l’équivalent de 13 ans de production de missiles Stinger et de 7 ans de missiles Javelin. Face à ce constat, Raytheon a décidé d’augmenter de manière significative sa capacité de production.

Les Alliés reconnaissent que l’intégration et l’interopérabilité sont des qualités essentielles pour une IAMD moderne, efficace et capable de contrer les menaces aériennes complexes actuelles et futures. Plusieurs entreprises comme Raytheon RTX jouent un rôle central dans la poursuite de ces objectifs. En janvier, l’Agence OTAN de soutien et d’acquisition (NSPA) a annoncé qu’elle aiderait une coalition de plusieurs Alliés, parmi lesquels l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et la Roumanie, à acquérir 1 000 missiles Patriot dans le but de renforcer leur défense aérienne collective. Les intervenants de Raytheon ont également souligné l’importance des capteurs et des systèmes avancés de commandement et de contrôle, comme le capteur de défense aérienne et antimissile de niveau inférieur (LTAMDS) ou encore le radar avancé AN-TPY2, qui offrent des capacités de détection et de frappe rapides.

À LM Sikorsky, entreprise connue pour ses hélicoptères Black Hawk et CH-53, les intervenants ont insisté sur l’accent mis par le constructeur sur les nouvelles technologies, les systèmes autonomes et les aéronefs multirôles dans le but d’aider l’Alliance à satisfaire ses nouvelles exigences en matière de dissuasion et de défense. Lockheed Martin, maison mère du constructeur, a signé un contrat pour identifier, analyser et comparer différents concepts d’architecture de systèmes ouverts dans le cadre du programme Capacité giravion de nouvelle génération de l’OTAN. Lors de la visite du principal site de production de LM Sikorsky dans le Connecticut, les membres de la délégation ont découvert comment les ingénieurs utilisent des technologies de pointe pour adapter la production à grande échelle, réduire les inefficacités et perfectionner la conception de nouvelles plateformes.

Face à la prochaine révolution technologique

En plus d’étudier l’application des technologies actuelles dans la conception et la production des capacités de défense, la délégation s’est rendue au MIT (Massachusetts Institute of Technology) pour en savoir plus sur l’impact futur des technologies émergentes et des technologies de rupture sur la sécurité de l’Alliance. D’après d’éminents chercheurs universitaires, les prochaines décennies seront profondément marquées par les progrès réalisés dans l’intelligence artificielle (IA), l’informatique quantique, la biologie de synthèse, l’ingénierie des nouveaux matériaux et la fusion. À l’approche imminente de la mise en application pratique de certaines de ces technologies, il faut s’attendre à une transformation radicale du fonctionnement des forces armées et du secteur civil dans les pays de l’Alliance.

La mise en application des avancées de l’IA est probablement l'un des domaines où cette transformation révolutionnaire est la plus imminente. Comme l’ont fait remarquer les intervenants, l’apprentissage par IA révolutionne déjà les systèmes autonomes. Ces progrés, avec leur lot de promesses mais aussi de défis, auront un impact colossal à la fois sur la conduite de la guerre et sur le secteur civil. Par exemple, l’avènement des drones a déjà transformé la conduite moderne de la guerre, et leur utilisation devrait se poursuivre à l’avenir, tant dans les campagnes offensives que défensives.

L’utilisation incontrôlée de technologies émergentes dans de nombreux domaines et applications entraînera de profondes perturbations. Les intervenants et les délégués ont longuement échangé sur le potentiel perturbateur de l’IA sur les processus démocratiques à très court terme. Avec pas moins de 50 élections planifiées en 2024, plus de 2 milliards de personnes seront appelées aux urnes cette année. Dans ce contexte, les législateurs ont exprimé de profondes inquiétudes quant à l’ampleur de la désinformation générée par l’IA sur les résultats électoraux. Les intervenants ont répondu qu’il était nécessaire d’encadrer l’IA et les autres technologies au moyen d’un système de gouvernance efficace. Toutefois, tout effort visant à contrôler le développement et la prolifération de ces technologies doit être réalisé à l’échelle mondiale, ce qui semble particulièrement difficile à obtenir dans le contexte géopolitique actuel.

Défis posés à la sécurité internationale et incidences sur le système des Nations unies

Les Nations unies paient un lourd tribut de l’intensification de la compétition entre les grandes puissances, de la prolifération des conflits violents et de la fragmentation géopolitique grandissante entre les États. Le Conseil de sécurité des Nations unies est paralysé. Si l’organisation a déjà subi des contraintes géopolitiques par le passé, elle est confrontée aujourd’hui à une accumulation inédite de défis depuis la fin de la guerre froide.

Depuis 2022, le Conseil de sécurité n’est pas parvenu à adopter de résolution concernant l’Ukraine et a toutes les difficultés à aborder l’ensemble des conflits et des crises de sécurité qui s’aggravent à travers le monde. James Kariuki, représentant permanent adjoint du Royaume-Uni auprès des Nations unies, a expliqué à la délégation que les conséquences de l’agression russe se ressentent dans tous les dossiers traités par l’ONU, notamment dans les questions relatives à l’Iran et à la Corée du Nord. En outre, a-t-il ajouté, Moscou affiche un manque de coopération sur des sujets pour lesquels elle œuvrait pourtant auparavant avec les pays occidentaux au sein du Conseil de sécurité. M. Kariuki a commenté que « pour remettre le Conseil de sécurité et plus généralement l’ONU en équilibre sur ses piliers fondateurs, nous devons gagner la guerre [en Ukraine] ».

Les membres de la délégation ont également assisté à des présentations sur d’autres domaines d’action de l’ONU, comme les opérations de maintien de la paix en cours et la structure internationale de maîtrise des armements, de désarmement et de non-prolifération. Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix, a présenté les nombreux défis en présence. Si l’ONU s’efforce d’adapter ses mandats afin de rendre ses opérations plus efficaces, elle se voit de plus en plus contestée par des initiatives régionales, ou pire, par des opérations privées menées par des mercenaires russes, dont l’ingérence ne fait qu’exacerber l’instabilité.

L’architecture mondiale de désarmement et de non-prolifération des armes de destruction massive est, elle aussi, mise à rude épreuve. Izumi Nakamitsu, secrétaire générale adjointe et haute représentante pour les questions de désarmement, a reconnu que la conjoncture actuelle est « très difficile », notamment en raison de la multiplication des démonstrations de force nucléaire. Avec l’érosion des principaux accords sur la maîtrise des armements et des mesures de transparence et de confiance, auquel s’ajoute un risque inacceptablement élevé d’un recours à l’arme nucléaire, les grandes puissances et les puissances régionales doivent s’efforcer de toute urgence de réduire le danger.

L’ONU reste, malgré tout cela, un acteur essentiel pour la paix et la sécurité. À travers ses missions, ses initiatives et ses opérations, elle s’attèle à relever les défis qu’aucune autre grande puissance ne veut ou ne peut gérer à elle seule. Krzysztof Szczerski, représentant permanent de la Pologne, a ajouté que les Nations unies constituaient également un forum essentiel de débat à l’échelle mondiale, qui permet de rectifier le tissu narratif. À titre d’exemple, il a cité l’énorme travail de suivi des activités de désinformation menées par la Russie, ainsi que le soutien exprimé par l’ONU à de nombreuses reprises envers l’Ukraine et les valeurs démocratiques .M. Szczerski et Khrystyna Hayovyshyn, représentante permanente adjointe de l’Ukraine, ont également mis en lumière le rôle indispensable de l’organisation dans l’aide humanitaire apportée à l’Ukraine ces deux dernières années.

Priorités de la politique étrangère des États-Unis en 2024

L'année 2024 est une année électorale décisive pour les États-Unis. Les résultats du scrutin pourraient entraîner des changements radicaux en matière de politique étrangère. Cela étant, les principales questions abordées par les candidats n’ont rien d’original : ce sont bien les conflits en Ukraine et à Gaza et l’intensification de la concurrence avec la Chine qui dominent l’agenda. Gideon Rose, chercheur principal adjoint au Council on Foreign Relations (CFR), explique que l’Ukraine entre dans une situation qui rappelle la « bataille d’Angleterre ». L’avenir du système international pourrait très bien se jouer en Ukraine, a-t-il ajouté. Il suffirait que les Alliés et leurs partenaires « ne dépensent qu’une partie de leur richesse pour maintenir l’ordre mondial qu’ils ont créé et dont ils tirent un grand bénéfice ».

Depuis l’éclatement d’une nouvelle guerre à Gaza en réaction aux attaques effroyables perpétrées par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, les États-Unis cherchent activement à impliquer leurs partenaires régionaux afin de promouvoir la stabilité. L’une des priorités immédiates consiste à accroître l’aide humanitaire, en particulier grâce à l’ouverture récente d’un couloir maritime en collaboration avec les Alliés et leurs partenaires. Avec l’intensification de la crise humanitaire à Gaza, il devient urgent de parvenir à une solution politique. Comme l’a expliqué M. Rose à la délégation, « voilà plus de 50 ans que nous débattons les conditions d’une solution à deux États, les termes du compromis sont connus de tous ». Il a toutefois averti que les parties concernées pouvaient considérer qu’elles ont plus à gagner du processus que d’un engagement véritable et final pour la paix.

Dans sa présentation sur les relations entre les États-Unis et la Chine, David Sacks, chercheur en études asiatiques au CFR, a expliqué à la délégation que le défi chinois était l’un des rares sujets véritablement bipartisans de la sphère politique américaine. En effet, la Chine représente le plus grand défi pour le pays sur le long terme. Le vote par la Chambre des représentants d’un projet de loi bipartisan prévoyant d’obliger ByteDance, la maison mère de TikTok, à vendre le contrôle de l’application de réseau social illustre bien la position actuelle des États-Unis quant à leurs relations et la concurrence économique avec la Chine, a expliqué M. Sacks.

Xi Jinping est parfois considéré aux États-Unis comme d’un autre genre que tous ses prédécesseurs depuis Mao Zedong, et on estime qu’il a centralisé le pouvoir au sein d’un État de plus en plus répressif. Le comportement agressif du pays dans la mer de Chine méridionale, auquel s’ajoutent, ces dernières années, les tentatives de déstabilisation de plusieurs alliés des États-Unis comme le Canada, la Lituanie et la Norvège, ont poussé Washington à se rapprocher de ses partenaires pour renforcer la dissuasion et la stabilité dans la région. On peut citer par exemple : l’accord de sécurité tripartite AUKUS avec l’Australie et le Royaume-Uni ; le dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue, ou Quad) avec l’Australie, l’Inde et le Japon ; ainsi que la coopération trilatérale renforcée avec le Japon et la Corée du Sud. Il ne fait aucun doute que ces partenaires régionaux observent attentivement l’évolution de l’invasion russe et du soutien à l’Ukraine à court et à long terme.

Pour l’Alliance atlantique, il existe plusieurs points de convergence à prendre en compte concernant le contexte de sécurité en Europe et dans l’Indo-Pacifique. En plus de l’agressivité de la Russie et de la Chine envers leurs voisins respectifs, les Alliés doivent également tenir compte du resserrement des liens entre Moscou et Pékin. Si une certaine méfiance entre les deux puissances subsiste sur fond de guerre en Ukraine, de revendications territoriales historiques et de concurrence en Asie centrale, elles continueront toutefois à coopérer publiquement dans le but de déstabiliser les États-Unis et leurs partenaires et de réécrire l’ordre international en fonction de leurs propres intérêts.


La délégation s’est entretenue, entre autres, avec les personnes suivantes :

CFR (Council on Foreign Relations)
•  Gideon Rose, chercheur principal adjoint
•  David Sacks, chercheur, études asiatiques

MIT (Massachusetts Institute of Technology) 
•  Anantha Chandrakasan, directeur de l’innovation et de la stratégie ; doyen de l’École d’ingénierie ; professeur Vannevar Bush d’ingénierie électrique et d’informatique
•  Sertac Karaman, professeur d’aéronautique et d’astronautique ; directeur du Laboratoire des systèmes d’information et de décision
•  Denys Whyte, directeur du Centre pour la science des plasmas et la fusion ; professeur Hitachi America d’ingénierie 
•  Dan Huttenlocher, doyen de la faculté d’informatique Schwarzman ; professeur Henry Ellis Warren d’informatique et d’IA dans la prise de décision
•  Maria Zuber, vice-présidente affiliée à la recherche ; professeure E.A. Griswold de géophysique
•  Antonio Torralba, professeur Delta Electronics d’ingénierie électrique et d’informatique
•  Jacob Andreas, professeur associé d’ingénierie électrique et d’informatique
•  Will Oliver, professeur Henry Ellis Warren d’ingénierie électrique et d’informatique ; directeur adjoint du Laboratoire de recherche en électronique 
•  Pablo Jarillo-Herrero, professeur Cecil and Ida Green de physique

Bureau de liaison de l’OTAN auprès des Nations Unies
•  Michał Miarka, responsable

Mission permanente de la République de Pologne auprès des Nations Unies
•  Krzysztof Szczerski, représentant permanent et Ambassadeur

Mission permanente de la Türkiye auprès des Nations Unies
•  Sedat Önal, représentant permanent et Ambassadeur 

Mission permanente du Royaume-Uni auprès des Nations Unies
•  James Kariuki, représentant permanent adjoint et Ambassadeur 

Mission permanente de l’Ukraine auprès des Nations Unies
•  Khrystyna Hayovyshyn, représentante permanente adjointe

Raytheon RTX
•  Thomas Laliberty, président, systèmes de défense terrestre et aérienne
•  Steve Labitt, directeur technique, systèmes de défense terrestre et aérienne

Sikorsky Aircraft LM 
•  Paul Lemmo, président 

Nations Unies
•  Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix
•  Général Birame Diop, conseiller militaire, Bureau des Affaires militaires
•  Izumi Nakamitsu, secrétaire générale adjointe et Haute-Représentante pour les affaires de désarmement
•  Christopher King, directeur, Service des armes de destruction massive, Bureau des affaires de désarmement
•  Miroslav Jenča, sous-Secrétaire général pour l’Europe et l’Asie centrale


Photos de la visite

© Raytheon RTX 
© Sirkosky Aircraft LM 
© NATO Parliamentary Assembly 

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