S’adapter à la « Zeitenwende » renforcerait la position de l'Allemagne au premier rang des garants de l’ordre de sécurité euro-atlantique

07 octobre 2022

En février dernier, la décision brutale et injustifiée du président russe, Vladimir Poutine, d’envahir l'Ukraine en l’absence de toute provocation a profondément bouleversé la perception allemande de l'environnement de sécurité euro-atlantique et mondial. Le chancelier Scholz avait en effet réagi en faisant état d’une Zeitenwende (un « changement d’époque »), annonçant ainsi que la politique de sécurité allemande de l’après-guerre allait connaître un bouleversement radical. Depuis lors, les Alliés s’interrogent sur la concrétisation d’une telle annonce. Pour en savoir plus sur l'évolution rapide des politiques de sécurité de l'Allemagne et la coopération internationale en la matière, une délégation de la commission de la défense et de la sécurité de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN (AP-OTAN) s'est rendue en visite à Berlin, Cassel, Fritzlar et Wiesbaden du 26 au 29 septembre 2022, sous la houlette de Fernando Gutierrez (Espagne), vice-président de la sous-commission sur la coopération transatlantique en matière de défense et de sécurité (DSCTC). Cette visite était organisée par les délégations du Bundestag et du Bundesrat auprès de l'Assemblée.

« L'Europe n'est pas en paix, et tous les Alliés doivent agir. L’Allemagne fera sa part », a déclaré à la délégation Tobias Lindner, ministre adjoint aux affaires étrangères. En effet, lors du sommet de l’OTAN à Madrid, les Alliés avaient annoncé qu’ils répondraient fermement à l'agression de la Russie, grâce à de nouvelles initiatives fortes en termes de dissuasion et de défense. Qui plus est, toujours selon M. Lindner, les Alliés doivent rester unis et poursuivre leurs efforts en faveur de la défense de l'Ukraine alors qu’un autre haut responsable allemand a souligné que la défense de l'Ukraine contre l'agression russe représentait « le combat pour la liberté européenne ». 

La Zeitenwende annoncée sera au cœur de l’engagement de l’Allemagne à respecter ses nouvelles priorités de sécurité, qui consistent notamment à jouer un important rôle de soutien au renforcement du dispositif de sécurité de l’Alliance en Europe. La Zeitenwende se perçoit généralement en deux parties : un fonds spécial de 100 milliards d'euros alloués à l’investissement au titre de la défense et visant à répondre aux besoins pressants de modernisation des forces, et l'engagement d'investir plus de 2 % du PIB de l'Allemagne dans la défense à compter de 2023. Certains experts ont toutefois insisté sur la nécessité d’en distinguer trois composantes : le financement d'initiatives militaires et de défense, le soutien direct apporté à l'Ukraine et la sécurité énergétique. Les principes généraux relatif au premier d’entre eux ont été approuvés par le gouvernement allemand, conduisant à l'affectation du fonds spécial susmentionné et à l’établissement de niveaux de dépenses de référence pour les futurs budgets annuels. L'Allemagne a déjà dépensé ou affecté une partie de ce fonds, par exemple par l’acquisition d’avions de chasse F 35, mais d’autres affectations supplémentaires restent à déterminer. En ce qui concerne le second, l'opinion publique allemande est largement en faveur d’un soutien à l’Ukraine, mais le débat reste vif quant au montant de l’aide et au type de soutien à accorder. Le troisième volet, la sécurité énergétique, a été partiellement pris en charge, mais de nombreux efforts doivent encore être consentis pour éviter une crise énergétique majeure, alors que l'Allemagne se prive du gaz et du pétrole russes et doit faire face au défi posé par l'obtention d'une autre voie pour un approvisionnement énergétique sûr, durable et renouvelable. 

Bien que le chancelier allemand se soit engagé à dépasser l'objectif des 2 % après 2023, les experts rencontrés ont indiqué que cela semblait peu plausible au vu des désaccords régnant au sein de la coalition gouvernementale sur sa mise en œuvre, le fonds de 100 milliards d'euros alloué étant toutefois destiné à combler le fossé dans cet intervalle. Ces hypothèses soulignent à quel point il est important de capitaliser sur le fonds de manière stratégique, en particulier pour des capacités qui ne peuvent pas véritablement se trouver « chez l’épicier du coin », comme les systèmes de cyberdéfense.

Comme l'ont noté les experts rencontrés, de profondes transformations aux niveaux du gouvernement, de l'armée et de la société civile en Allemagne sont nécessaires pour concrétiser des engagements politiques d'une telle ampleur. Alors que la classe politique encourage ce changement de culture, les inquiétudes concernant l'écart creusé entre engagements politiques et application pratique se multiplient. Les participants et les intervenants ont donc discuté de la période relativement limitée dont dispose l'Allemagne pour mener à bien un tournant aussi conséquent de sa politique de défense. 
Si certains de ses engagements récents en direction d’une approche plus ferme de la sécurité euro atlantique auront des répercussions indirectes pour les Alliés, d'autres en auront des effets plus directs. Par exemple, comme l’ont remarqué les interlocuteurs, la nouvelle politique en matière d’exportations d’armes, dont le projet de loi est en cours, devrait assouplir sensiblement les exigences relatives aux exportations militaires vers l'Union européenne et les pays non-membres de l'UE. 

L'Allemagne se consacre également à mettre en œuvre les décisions prises au sommet de Madrid. Comme souligné par les responsables rencontrés, le nouveau concept stratégique de l'OTAN sert de base à la première stratégie de sécurité nationale allemande, qui sera adoptée début 2023. Selon les responsables gouvernementaux, ce document sera également axé sur la résilience et le renforcement du pilier européen de l'OTAN. Siemtje Möller, secrétaire d'État parlementaire au ministère fédéral de la défense, a également insisté sur le rôle de l'Allemagne en tant que pays-cadre contribuant au renforcement de la sécurité du flanc oriental en ayant pris la tête du groupement tactique de l'OTAN en Lituanie.

Ces transformations comme ces incertitudes sont étroitement corrélées à la conjoncture économique en Allemagne et à la crise énergétique potentielle. Désormais affranchie du gaz et du pétrole russes, l'Allemagne s'efforce de trouver des solutions novatrices pour permettre une plus grande résilience énergétique. Non seulement, le gouvernement allemand risque de devoir revenir sur son engagement de fermer les centrales nucléaires restantes pour diversifier les sources d'énergie, mais la réalisation des objectifs de transition énergétique nécessitera aussi une transition numérique plus poussée. Or, comme l’ont remarqué les experts, jusqu’ici, les progrès du pays dans ce domaine ont été plutôt lents. 

La Zeitenwende représente pour l'Allemagne l'opportunité de transformer et de moderniser son industrie de défense nationale et de contribuer plus amplement à la sécurité internationale. L’enjeu, selon les experts, sera de conserver le soutien politique nécessaire à ce programme de réforme.  

Comme l’ont, par ailleurs, souligné les responsables, l'Allemagne reste fermement engagée en faveur de l'Ukraine et cet engagement ne faiblira pas, quelle que soit la durée de la guerre menée par la Russie. 

Les experts de Berlin se sont montrés pessimistes quant à un soulèvement éventuel des citoyens russes contre le président Poutine, les mécanismes de contrôle autoritaire étant tout simplement trop verrouillés dans le pays à l’heure actuelle. Le gouvernement allemand se prépare donc à soutenir l'Ukraine à court, moyen et long terme et comme l'a déclaré un responsable, « aussi longtemps qu'il le faudra ». Les interlocuteurs ont également noté qu’en tant que pays souverain, l'Ukraine seule peut décider des conditions favorables à toute négociation d’accord avec la Russie. 

Toujours selon eux, la stratégie principale de soutien à l'Ukraine fait l’objet d’un large consensus au sein du gouvernement de coalition. Toutefois, celui-ci n'a pas encore établi de calendrier précis quant à la livraison de fonds et d'équipements supplémentaires à l'Ukraine. Ces modalités devraient se préciser en novembre, lors de l’adoption par l'Allemagne d’un nouveau budget pour 2023. 

Les intervenants du Bundestag ont déclaré que les récents changements dans la politique de défense allemande ne s’arrêteront pas au fonds spécial et au soutien à la défense de l'Ukraine. Selon Mme Möller, cette transformation est appelée à « durer ».  

Au-delà de la recherche de moyens d'accroître le soutien à l'Ukraine, les responsables ont également rappelé que le maintien de la cohésion dans la région euro-atlantique, notamment en devenant un partenaire encore plus transparent et pragmatique, reste une priorité. 

Cette visite, qui mettait en évidence le partenariat rapproché et durable entre les États-Unis et l'Allemagne en matière de sécurité, comportait également des exposés au quartier général des forces terrestres des États-Unis en Europe et en Afrique, situé à Wiesbaden. Le rôle et la fonction du commandement des États-Unis en Allemagne ont considérablement évolué depuis sa création dans le sillage de la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui, l'USAREUR-AF entraîne et dirige les forces de l'armée de terre des États-Unis sur le théâtre européen et africain en soutien à l’USEUCOM et l’USAFRICOM. La décision de regrouper l’USAREUR et l’USARAF en un seul commandement de composante terrestre a été prise en 2020. Ce regroupement illustre un recalibrage de la perception des menaces en raison de l'interconnexion des défis en Europe et en Afrique, et ce, déjà en amont de la guerre de la Russie en Ukraine. Les intervenants américains ont indiqué à la délégation que la fusion des perspectives régionales est le reflet de l'approche à 360 degrés adoptée par l'OTAN en matière de dissuasion et de défense. 

L'USAREUR-AF s'est également adaptée à la menace immédiate posée par la Russie, que les responsables de Wiesbaden ont qualifié de « puissance presque équivalente ». Depuis février, l’armée de terre des États-Unis a redynamisé sa présence régionale, marquant ainsi un tournant vis-à-vis des décennies précédentes, lors desquelles les troupes états-uniennes étaient de moins en moins nombreuses en Europe. Un élément du quartier général du 5e Corps réactivé a été déployé en Allemagne en mars pour soutenir le commandement et le contrôle des forces de l'armée de terre des États-Unis en Europe. Lors du sommet de l'OTAN à Madrid, les États-Unis ont annoncé qu'ils allaient établir un nouveau poste de commandement avancé du quartier général du 5e Corps en Pologne afin d'améliorer l'interopérabilité entre les États-Unis et l'OTAN sur le flanc oriental de l'Alliance.  

Les parlementaires ont été informés des tâches de l'USAREUR-AF, telles que l'accueil de forces en rotation et des forces de réserve visant à soutenir les opérations en Europe et en Afrique, ce que les responsables ont qualifié de « solution complète pour l’armée », celle-ci incluant le commandement de 41 000 soldats états-uniens et la supervision d'activités dans 104 pays. En outre, les experts ont noté le rôle clé que joue l'USAREUR-AF dans la sensibilisation et la préparation en tant que plateforme stratégique pour les initiatives de dissuasion et de défense de l'OTAN au cœur de l'Europe. Elle contribue notamment à des opérations multinationales telles que l’opération Atlantic resolve et la présence avancée rehaussée.

Le Centre international de coordination des donateurs (IDCC) est également situé au quartier général de l’USAREUR-AF à Wiesbaden. Lors de sa visite, la délégation de la DSCTC a pu constater le rôle vital que joue le centre en s’assurant du bon équilibre entre les dons et les besoins sur le champ de bataille lors des opérations défensives contre la Russie en cours en Ukraine. Comme l'ont indiqué les intervenants, ce centre est le fruit d'un effort militaire conjoint des États-Unis et du Royaume-Uni. Il est doté d'une équipe militaire provenant des pays de l'OTAN et des pays partenaires travaillant aux côtés d'une cellule ukrainienne intégrée pour faciliter les communications directes à l'intérieur de l'Ukraine.


Parmi les autres thèmes abordés au cours de la visite figuraient : 
•    L'avenir de l'énergie du point de vue de la défense et de la sécurité 
•    Les marchés publics de la défense et les défis posés à la chaîne d'approvisionnement 
•    les sciences et les technologies dans le domaine de la défense 
•    Les priorités allemandes en matière de défense et les futurs investissements dans ce domaine 
•    La cybersécurité  

Enfin, la délégation a également visité le centre de compétences de Rheinmetall pour les véhicules tactiques à roues et la base aérienne de Fritzlar pour y rencontrer des membres du corps d'aviation de l'armée allemande et s'informer sur le rôle de la Bundeswehr dans le soutien des opérations de l'OTAN.

Cliquer ici pour les photos de cette visite (avec l’aimable autorisation du Bundesrat et du Bundestag allemands)
© Jörg Carstensen et Henning Schacht.
 

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